L’Art de la Jule

L'Art de la Jule

« Dans le game en claquettes, dans le carré VIP en survêt’. » C’est ainsi que se définit Jul, étrange phénomène marseillais aux trois millions d’albums vendus. Mais derrière l’image du rappeur simple et populaire se trouve surtout un producteur hyperactif ayant mis au point une formule basique et efficace qui réconcilie le monde du rap et celui des discothèques.


L’Art de la Jule

 

C’était moins une. Quelques millisecondes plus tard, le coup
de frein n’aurait pas suffi à empêcher le crash entre les deux
voitures. Heureusement, l’accident a été évité et tout le monde
s’en sort indemne. Maintenant que la peur est retombée, un
florilège d’insultes proférées avec l’accent chantant de la cité
phocéenne résonne dans cette rue du centre-ville de Marseille.
Les deux automobilistes furieux viennent de quitter leurs
véhicules en claquant les portières et se font face au milieu
de la chaussée. D’un côté, un quadragénaire aux cheveux
gominés bombe le torse en évoquant une priorité à droite.
De l’autre, un jeune à casquette, de presque dix ans son cadet,
sort les muscles pour montrer qu’on ne la lui fait pas. Après
quelques échanges à très haut volume sonore, le ton finit par
redescendre et chacun décide de retourner derrière son volant
pour tracer sa route. Avant de redémarrer, les deux chauffards
s’adressent à travers leur pare-brise respectif un dernier regard
noir. Mais bizarrement, c’est une certaine malice qu’on décèle
dans les yeux du plus jeune conducteur. Sans crier gare, ce
dernier monte les mains vers son visage et forme avec les
doigts deux pistolets collés crosse contre crosse. En face de
lui, le trentenaire s’illumine d’un immense sourire. Sans hésiter
une seconde, il lui répond par le même signe avant qu’un
fou rire éclate entre les deux automobilistes qui filent chacun
de leurs côtés. Quoi qu’on puisse en penser, il n’est pas question
ici d’armes à feu ou de règlement de compte. Ce geste,
aux vertus proches de celles d’un calumet de la paix, c’est le
désormais célèbre « signe de Jul ». Il représente simplement
J,U et L, trois lettres que tout le monde affiche fièrement à la
moindre occasion, ici à Marseille. Cette France qui « fait le
signe », c’est ce que le rappeur et producteur du même nom
a baptisé sa « Team Jul », entité mouvante qui forme sans
aucun doute l’une des plus grosses fan base du pays. Grâce à
elle, le Marseillais à la mèche blonde vient de dépasser les 3,5
millions d’albums vendus, devenant le plus gros vendeur de
l’histoire du rap français, juste devant MC Solaar, IAM, Booba
ou PNL. Un succès populaire écrasant qui s’explique par le
fait que Jul déborde très largement du cadre du rap français
pour aller chercher des publics du côté de la pop, du reggaeton,
de la variété française et même des musiques électroniques.
C’est là tout le mérite du producteur et rappeur
marseillais : avoir créé de toutes pièces, à force de bricolages
dans son studio, un style musical que beaucoup critiquent
– parfois à juste titre –, mais sur lequel tout le monde finit un
jour ou l’autre par danser quand vient le moment de faire la
fête. La preuve, la plateforme Deezer annonçait récemment
que son artiste le plus streamé durant la nuit du Nouvel An
était une fois encore le Marseillais qui sortait, il y a quelques
mois, son douzième album studio en six ans. « Eh mercé hein.
C’est grâce à ma Team Jul tout ça », marmonne timidement la
superstar dans son jargon, installée avec une petite dizaine
de potes dans un studio photo situé derrière le Vieux-Port.
En claquettes-chaussettes, jogging noir et chapka vissée sur
la tête, Jul s’apprête à tourner son prochain clip avant de s’enfuir
pour des vacances bien méritées. Mais le bourreau de
travail n’est pas encore totalement sûr de ce qu’il fera de son
temps libre : « Peut-être que je vais être tenté de rallumer l’ordi
et de lancer Pro Tools pour faire quelques sons. »

Auto-Tune craqué

Jul ne serait peut-être pas ce qu’il est aujourd’hui sans le
conseil départemental des Bouches-du-Rhône. En 2003, l’assemblée
en question met en place un dispositif scolaire baptisé
Ordina13 qui consiste à donner un ordinateur à chaque
élève de classe de quatrième pour lutter contre les disparités
d’accès aux technologies informatiques. C’est comme ça qu’un
PC flambant neuf se retrouve dans les mains du petit Julien
Mari, qui vit alors chez sa mère dans un appartement de la
cité Louis-Loucheur, dans le quartier Saint-Jean-du-Désert
du Ve arrondissement de Marseille, une zone défigurée par
une rocade et une autoroute. En souriant, Jul se souvient du
gamin qu’il était à l’époque, passionné de rap et curieux de
tester sa nouvelle machine. « J’ai téléchargé un logiciel qui s’appelait
Mixcraft. Le logo, c’était un truc vert, se rappelle-t-il. Au
début, pour rapper, je prenais les fins d’instrumentaux des morceaux
de la Funky Family, là où il reste parfois quelques mesures
de vide. Je les collais entre eux pour faire un instru’ complet. Des
fois, on entendait des petits pètes parce que je n’avais pas bien entrecroisé
les sons. » Arrivé au lycée, le jeune Julien se fait renvoyer
de son établissement et à 17 ans, il commence à travailler sur
les chantiers de son père où il manie la brouette et le marteau-
piqueur pour fabriquer des piscines. De cette expérience,
qui durera presque un an, il ressort avec la certitude de ne
« Paspas vouloir donner sa vie à la maçonnerie. Avec l’argent accumulé,
il file donc sur son Vespa rouge à la boutique Scotto
Musique située rue de Rome, dans le centre-ville de Marseille,
pour s’acheter les bases de ce qui allait devenir son premier
studio d’enregistrement. Après des mois passés à galérer
devant les manuels en anglais de sa carte son ou de ses
enceintes, l’apprenti producteur commence tout de même à
ficeler ses premières compositions : « Mes sons étaient nuls au
début. Mais j’écrivais et je rappais quand même dessus. Puis je me
suis inspiré de choses différentes. Je prenais des morceaux comme
“They Don’t Really Care about Us” de Michael Jackson que j’essayais
de refaire à ma manière. C’est à ce moment-là que j’ai commencé
à accélérer mes beats et à mettre des grosses caisses sur tous
les temps. » Ne lui manque qu’Auto-Tune, qu’un voisin finit
par lui refourguer dans une version craquée. Celui qui se fait
alors surnommer Juliano135 sur son Skyblog est prêt à conquérir
le monde. Les morceaux qu’ils composent à la pelle sont
encore imparfaits, un peu amateur et portés par des textes
pleins de maladresses. Mais ils sont parfois terriblement orienté
dancefloor – à l’image d’un morceau comme « Thug » – ce qui
donne à son auteur la possibilité de voir plus loin que le petit
monde du rap marseillais.

Cabane en bois et boîtes de nuit

Il y a quelques années, Jul avait ému son monde en postant
sur Facebook la photo d’une vieille cabane, accompagnée du
commentaire : « Pas besoin d’un château pour faire des disques
d’or et de platine (…) Ma cabane que j’aime lol. » Avec ses murs
en bois usés et son toit renforcé d’une bâche mal ajustée, ce
studio d’enregistrement de fortune n’avait en effet rien du
palace d’une star du rap. C’est pourtant là qu’atterrit Jul en
2015. En y repensant, le Marseillais a les yeux qui brillent :
« C’était au fond du jardin, un peu perdu dans la forêt. Avec des
planches en bois, j’avais fait une table et j’avais installé un ordinateur
de bureau à l’ancienne, avec la tour. Pour faire l’écran,
j’avais pris une petite télé de la marque Changhong, je m’en rappelle
encore. J’avais aussi mis de la mousse sur des planches pour
que ça ne résonne pas. Au début, pour enregistrer, j’appuyais sur
le bouton REC et je devais courir jusqu’au micro. » Là-dedans,
Jul enregistre l’album My World, en pianotant sur son clavier
avec un seul doigt. Le disque sort le 4 décembre 2015, le
même jour que les nouveaux projets de Booba, Rohff et
Nekfeu. Malgré la concurrence, l’album finit en tête de peloton
avec 600 000 exemplaires vendus, grâce à des hits dance
comme « Wesh alors ». « Moi, mon but, c’est de faire bouger les
gens. Dans le genre, il y a des sons à l’ancienne qui m’ont marqué
à fond. Comme “Blue” de Eiffel 65 ou “Barbie Girl”de Aqua. Des
sons qui passaient à la télé quand j’étais petit. Il y avait aussi celui
avec un clip dans le métro (“Freestyler” de Bomfunk MC’s,
ndlr). Automatiquement, ça reste quelque part dans le cerveau.
Je voulais faire quelque chose qui s’inspire de tout ça, mais avec
plus de paroles, pour que ça parle aussi aux gens du quartier »,
explique Jul. Au fil de ses albums sortis à toute vitesse – au
minimum deux par an – le Marseillais a donc affiné une formule
hyper efficace basée sur un mélange simple : des lyrics
de rap, des rythmiques de dance et des mélodies piochées
dans le répertoire de la variété française ou internationale.

Un alliage qui prend parfois même la forme de reprises
comme avec « Mon son vient d’ailleurs » qui s’inspire de « Freed
From Desire » de Gala, le hit « Normal » qui détourne « Les
démons de minuit » ou même « My World » qui calque son
refrain sur la mélodie de « Barbie Girl ». De quoi lui ouvrir la
porte de toutes les discothèques de France, où un titre de Jul
finit toujours par résonner dans les enceintes, passée une
certaine heure pour relancer la soirée et rallumer la foule.
Une petite revanche pour Julien Mari, que les physios n’ont
jamais épargné : « Les boîtes de nuit, ce n’est pas trop mon délire.
Moi, à la base, je suis le genre de mec qui se fait pointer. J’avais
beau m’habiller, me coiffer, me préparer comme si j’allais à un
rendez-vous, à l’arrivée je me faisais toujours recaler. Ça m’est
arrivé tellement souvent que je défends le fait de pouvoir venir
en club en claquettes. C’est ma petite revanche. Les mecs, avant
vous me pointiez et maintenant je viens chanter chez vous en jogging.
Impeccable. » Avec les discothèques en ligne de mire, Jul
vient de sortir son dernier single baptisé « Ibiza ». Même s’il
ne s’est jamais rendu sur l’île, il sait que « là-bas, c’est la fête ».

 


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